Conte n°2
En ces temps reculés où l'Internet était encore dans l'enfance, il était d'usage au début de l'An neuf, que le Roi de France recoive en son château ... Le Roi de France ???
Que dis-je... Je radote... Il y a déjà bien longtemps qu'il n'y avait plus de Roi, mais un Président. Oui, c'est cela : un Président du Royaume !... Donc le Président recevait en son bel Elysée, les Forces Vives de la Nation pour leur présenter ses meilleurs voeux pour l'An Nouveau. Je n'avais d'ailleurs jamais très bien compris l'expression "forces vives"... A croire que ceux qui n'étaient pas invités étaient des mécréants peu industrieux et peu soucieux du bien commun... Mais soit...
Or donc, il advint que je fusse invité à cette cérémonie grandiose... Cela devait être en l'an de grâce 2001...
Honneur insigne, allez vous dire... Moi qui suis d'une famille où les mâles sont serfs de père en fils sur les terres du baron P..... Ayant revêtu mes plus beaux atours, je m'y suis donc rendu derechef. Quel bonheur de voir de près ces Grands du Royaume, chamarrés d'insignes diverses mais néanmoins discrètes, descendant de leur magnifique carosse, se congratulant ici et là d'une voix fluttée et mélodieuse, ciselée dans les moindres intonations...
A ce que j'avais compris, j'étais invité comme "force vive" pour mon action en faveur du développement de l'Internet dans le Royaume républicain... Un motard de belle prestance était venu apporter le carton d'invitation quelques jours auparavant... Ce qui avait beaucoup ému les dames de l'Atelier...
Imaginez mon émoi, quand mes belles chaussures, achetées en solde chez Florsheim à New-York, ont fait crissé la mignonette de la cour de l'Elysée... En montant le perron, j'eu soudain une pensée pour ma maman.. Sainte femme s'il en fût, qui me disait toujours quand je ramenais des carnets de notes déplorables de l'Ecole de Jules Ferry :" Mon p'ôve petit, tu ne seras jamais un Haut Fonctionnaire"...
Je rentrais donc dans le palais, trés fier de moi, faisant en pensée un petit pied de nez filial à ma maman... qui n'en doutons pas devait être en Paradis...
Déjà beaucoup de monde... On me fit entrer dans la salle des Fêtes du Château...
Et là surprise... Le long des murs de cette magnifique salle rectangulaire, des espaces avaient été délimités par de gros cordons en velours couleur Ancien Régime. Et devant chaque stalle, une pancarte indiquait que l'endroit ainsi délimité était réservé qui aux banquiers, qui aux agriculteurs, celui-çi aux syndicalistes, celui-là à Messieurs des Corps Constitués, etc... Ils étaient tous là. Chaque grande catégorie sociale avait son parc... Je cherchais désespérant la stalle Internet, quand je suis tombé sur une petite volée de galopins qui avaient créés leur startuppe... Intrigués de nous voir en si haute compagnie, nous nous souhaitâmes bonne année...
Quand tout à coup... on annonçât le Président... Prestement, nous nous glissâmes dans le fond de la première stalle venue (car naturellement il n'y avait pas de parc Internet)... Celle réservée aux industriels (je me suis trouvé derrière Mr Lagardère et Beffa...).
Chirac arriva, flanqué d'un sombre Jospin. Le Président fit un discours que l'Histoire ne retiendra pas... Et je compris ensuite pourquoi nous étions parqué de cette façon... Chirac, après son discours que l'Histoire ne retiendra pas, fit le tour des stalles pour serrer la main à chaque force vive et lui souhaiter une bonne année...
En attendant notre tour dans notre recoin, les galopins reprirent leurs conversation, là où ils l'avaient laissée... " Alors, comment cela va-t-il ? Ah bon ! Tu es déjà à ton deuxième tour ? T'as lâché combien de ton capital ?"...
J'entendis soudain une espère de chuintement sur ma droite... Le parc d'à côté était celui des anciens combattants... Ils n'étaient que 3 ou 4... Et celui qui tenait la hampe du drapeau, s'était tout simplement effondré dans un bruit discret, son camarade retenant le drapeau...
Vous me connaissez...N'écoutant que mon courage, je passais prestement sous le cordon de velours Ancien Régime pour aller porter secours au sauveur de la Nation... Quand une forte poigne me saisit à l'épaule...
Une voix non fluttée me sussurât à l'oreille "Laissez Monsieur, nous avons l'habitude, c'est la chaleur"... Je me retournais... C'était un magnifique pompier de Paris tout de bleu vêtu avec des bottes de cuir... Il fit un signe à ses collègues planqués derrière un grand rideau rouge... L'un arriva avec une civiére, l'autre avec une bouteille d'oxygène et son masque... Le temps que je revienne dans mon camp, les pompiers avaient embarqué le sauveur de la Nation. A part moi, personne n'avait rien vu. Les galopins parlaient toujours de ROI... J'étais quand même un peu retourné par ce qui venait de se passer, mais je n'eus guère le temps d'approfondir mes sentiments. Le Président et sa suite, tel un lourd zéphir secouant nonchalamment les blés d'été, approchait.. Je lui serais la paluche, respectueux que nous sommes dans ma famille du suffrage universel.. Le Président semblât me reconnaître : j'avais en effet été invité a quelques réunions de travail élyséennes.
Et puis, débandade... le buffet est ouvert... Je dois dire que le buffet de la Présidence de la République est quelque chose de somptueux : Louis le 14ème ne devait pas avoir mieux et je pense y avoir récupéré une bonne partie de mes impôts. Champagne rosé dignement frappé, petits fours exquis... Et à la mezzanine, journalistes et caméramens s'affairaient pour immortaliser ces instants grandioses. Bref, nous étions heureux...
Et je continuais de papoter avec mes petits camarades sur la e-conjonture, quand un grand escogriffe tout de noir vêtu et portant fièrement une chaîne d'argent au cou, vient dire aux galopins d'un air pincé : "Le Président voudrait vous saluer, veuillez me suivre"...
Poursuivant ma conversation avec l'un d'eux... je suivais...
Et Chirac fut là... Il nous saluât, et je restais prudemment en arrière... Il demanda à l'un d'entre eux que je ne connaissais pas... "Alors Monsieur Giradier que faites-vous ?"
"Et bien notre société, Monsieur le Président, fait de la géointelligence"...
"Ah! répondit Chirac, qui ne se démontait pas pour autant. Cela consiste en quoi ?"
"Et bien, supposez Monsieur le Président que vous êtes une compagnie d'assurance, et que vous désireriez connaître par agence où se trouvent géographiquement vos clients, et surtout quel est votre potentiel de marché dans la zone...
"Ah, je vois dis Chirac, qui comprenaient vite ce genre de chose... Peut-on utiliser vos techniques dans le domaine politique ?"
Giradier n'eut pas le temps de répondre (la réponse est oui naturellement)... Car à ce moment-là passait à côté de notre petit groupe, Monsieur Bébéar qui faisait un sort à une assiette de petits fours exquis...
Le Président interpella Bébéar...
"Dites-moi Monsieur le Président (Bébéar est aussi Président mais dans un autre domaine - vous suivez ?), savez-vous ce qu'est la géointelligence ?
Pris au dépourvu, et surtout la bouche pleine d'un petit four exquis, le Président (pas lui , l'autre - suivez je vous prie...) fit signe que non...
Et Chirac lui fit l'article de belle façon... Voilà ce qui s'appelle un bon commercial. La République a à sa tête un commercial hors pair, je puis vous l'affirmer...
Chirac ayant de la suite dans les idées, continua... "Monsieur Girardier, donnez donc l'une de vos cartes de visites à Monsieur Bébéar..."(faut tout leur dire à ces galopins..)... Et se tournant vers Bébéar : "Je crois que votre groupe devrait investir dans la startuppe de Monsieur Giradier..." Voilà une affaire promptement menée...
Et puis, au gré des rencontres avec une coupe de champagne à la main, j'ai eu le plaisir de rencontrer l'ex Melle Chopinet (maintenant Duthilleul-Chopinet) major de polytechnique en 1972, à l'époque conseillère à l'Elysée. Je lui faisais part de mes inquiétudes concernant le haut débit en France : le Président ne devrait-il pas initier une politique beaucoup plus incitative ?
Et là, l'ex Melle Chopinet me fit une grande leçon de politique... "Vous savez me dit-elle, le Président est le Président de tous les Français. Il prend donc l'avis de tout un chacun... des agriculteurs aux syndicalistes, en passant part les banquiers, les associations représentatives, etc..."
Je n'insistais pas... J'étais un peu dans mes petits souliers... Vous vous rendez compte : je discutais presque d'égal à égal avec une major de la plus grande Ecole de France (ma maman préférait l'Ena, mais mon papa préférait l'X - mais compte tenu de mes notes à l'école communale de la République je ne fis ni l'une ni l'autre...).
Je me disais néanmoins en moi-même en écoutant la docte dame : "Heureusement que De Gaulle n'a pas commencé par prendre l'avis de tout le monde avant de lancer son appel de Londres... nous y serions encore..."
Voilà. Pendant quelques heures j'ai été une force vive de la nation... Bébéar n'a jamais investi dans Asterop, mais Giradier m'a fait l'amité de me mander à son conseil... Et je n'ai jamais plus été invité à la cérémonie des voeux aux Forces Vives... Mais qui sait ?